Question : L'ensemble de votre oeuvre, Georges Coulonges,
semble prouver que vous êtes particulièrement préoccupé par l'Histoire...
Georges Coulonges : Oui. J'ai été interviewé récemment
par un confrère à vous, et il fallait
développer le thème du voyage ; il m'a demandé quel voyage j'aimerais faire, et
je lui ai dit : «Mon voyage est toujours le même, c'est toujours un voyage dans
l'Histoire. » Mes lectures, c'est toujours l'Histoire. Mais pas l'Histoire
telle qu'on l'entendait il y a trente ou quarante ans, c'est à dire les
batailles, etc. c'est la vie des hommes dans l'Histoire.
Question : Et c'est toujours du côté des humbles que
vous faites vos recherches...
G. Coulonges : Oui, c'est vrai. Ça tient sans doute à
mes origines ; moi je suis d'origine très
modeste : mon père était un petit cheminot, et j'habitais la campagne ; et je
me sens très proche, effectivement, des « petits ». Je ne pense pas
qu'avec la plume on puisse vraiment défendre des causes absolues, d'autant que
je ne mets absolument aucune connotation politique à ce que je vais vous dire, mais
je me sens très près des petits, et je suis plus à l'aise pour les peindre : je
crois que c'est comme un peintre qui peint plus facilement la montagne que la
mer, enfin etc. Je me sens plus proche de ces gens-là. Évidemment, avec mon
métier je fréquente d'autres personnes, alors c'est peut-être que je ne sais
pasbien les voir, mais ils me semblent beaucoup plus artificiels, et
c'est vrai que mes héros de romans (par exemple Pause Café) ça se passe
dans une banlieue de Paris, Joëlle Mazart c'est encore un milieu moins
favorisé, mon prochain roman, La terre et le moulin, ce sont des paysans.
C'est vrai que je me sens plus proche des gens qui travaillent. Tout le monde
travaille, bien sûr, mais oui, je me sens proche des « petits ».
Question : Comment ce genre d'attitude peut-il être
sans connotations politiques ?
G. Coulonges : Sans connotations
politiques... Tout le monde a un peu des connotations politiques, mais je veux
dire qu'au début de ma vie, j'ai cru qu' il yavait vraiment un
rapport entre le fait de défendre les humbles et certaines positions
politiques. Je crois que quand on arrive à mon âge, on a vu beaucoup de choses...
Oh, écoutez, c'est un sujet... je ne sais pas si je tiens à
le développer... mais disons que la confiance que j'ai dans l'homme politique,
qu'il soit de droite ou de gauche, est un peu limitée. Il y a un certain nombre
de choses que j'aurais préféré ne pas voir. Je me sens près des humbles mais jamais
je n'irai dire à un petit : « cet homme politique te défend mieux que
l'autre ». J'ai eu beaucoup de déceptions. Voilà.
Question
: Vous êtes l'auteur d'un essai intitulé La commune en chantant. Pourquoi
avoir choisi la chanson pour étudier l'histoire de la Commune ?
G.
Coulonges : A cette époque-là, je faisais beaucoup de chansons, et je
m'intéressais à la vie de la chanson. Ça a été un petit peu un hasard que je
fasse le livre, parce qu'à ce moment-là je
faisais des chansons ; je m'intéressais d'une part à l'Histoire, et d'autre
part à la chanson, et un jour, j'ai fait un livre qui s'appelait La chanson
en son temps, qui expliquait par quels stades la chanson était passée pour
devenir le produit d'industrie, un peu bizarre, qu'elle est aujourd'hui. Ce livre
m'est venu comme ça. Ça faisait peut-être dix ou douze ans que je lisais sur la
chansen, sur le passé de la chanson et un jour j'ai pensé faire un livre. En
faisant ce livre, j'ai fait encore d'autres recherches, et là, j'ai trouvé
beaucoup de chansons de Communards ; et ça m'a donné l'idée de faire La
commune en chantant. Comme je veux toujours être très honnête, j'ai cherché
des chansons des Communards et des Versaillais, mais c'est vrai que côté
Versaillais, il n'y avait que les chansons traditionnelles ; ils n'ont pas
écrit. Tandis que les Communards, en donnant à ce terme un sens très large (mon
livre commence sous Napoléon III, quand on sent venir la République, et dans la
chanson, on la sent vraiment venir.. ), et puis après, pendant la Commune, ils
n'ont pas tellement eu le temps d'écrire, parce qu'ils avaient d'autres choses
à faire. A ce moment-là, c'était vraiment ce qu' on appelle maintenant des « militants »,
qui étaient des poètes. Il n'y avait pas d'un côté des gens qui écrivaient des
chansons et d'un autre les hommes politiques : Pottier, qui a fait « L'Internationale »,
ou Jean-Baptiste Clément, qui a écrit « Le temps des cerises », c'était
vraiment des combattants. Alors, pendant la Commune elle-même, ils n'ont pas
beaucoup écrit, et après, pendant peut-être vingt ans, il y avait des gens
comme Jules Jouy, ou Clément lui-même, qui ont chanté la Commune morte.
Question
: Il n'y avait donc pas de différence entre le militant et le poète ; vous
écrivez que « la chanson révolutionnaire est écrite par des révolutionnaires
qui chantent, et non par des chansonnier qui se réclament de sentiments
révolutionnaires », mais n'était-ce pas lié ?
G. Coulonges : Il est évident qu'à 1'époque, on n’écrivait
pas pour gagner de l'argent, parce que les sociétés d'auteurs n'étaient pas
organisées, le caf' conç' démarrait... je parle du caf' conç' parce que ça a
été la première fois que des gens ont voulu gagner de l'argent sur le dos de
ceux qui chantaient ou qui écrivaient. Les éditeurs de musique en étaient tout
à leur point de départ (de
musique de chansons, je veux dire), et donc il n'y avait pas un très très grand
commerce ; alors les gens n'écrivaient des chansons que pour dire vraiment ce
qu'ils ressentaient, et il est vrai qu'il y a eu là tout un mouvement de gens, pour
être tès large, on pourrait dire « socialisants », mais c'est plutôt
républicains... il y a eu un mouvement très très large à ce moment-là, qui
s'est exprimé par la chanson. Je pense que si la chanson (en mettant entre
guillemets) »révolutionnaire » (je ne sais pas si c'est bien le mot, parce
qu'un garçon comme Pottier, qui a écrit « L'internationale », était
aussi un nationaliste à tout crin), disons que la chanson était très proche des
hommes : ils ne chantaient que pour dire ce qu'ils ressentaient. Voilà. Et comme
ça a été aussi la formation des premiers syndicats, on retrouve ce mouvement-là
dans la chanson. Mais ceci étant dit, il y avait quand même d'autres chansons :
il n'y avait pas que des chansons comme ça. Mais elles étaient, c'est vrai, liées
à l'Histoire. Et la preuve, c'est que quand j'ai écrit La commune en
chantant, après ça, on a monté un spectacle sur scène, avec Mouloudji et
Francesca Solleville, Armand Mestral. Eh bien j'avais pris vingt-cinq chansons
de la Commune qu'on mettait les unes après les autres, et simplement avec ça et
des diapositives, des projections, ça racontait l'histoire de la Commune, et je
n'avais pas mis un mot de texte. C'est à dire que les chansons étaient très
liées à la vie des hommes, et donc à ce qui était à ce moment-là l'actualité, et
qui cinquante ans après devient l'Histoire.
Question
: Vous évoquez dans ce livre la possibilité d'utiliser la chanson comme moyen
pédagogique...
G. Coulonges : Je crois ; je le crois toujours, et
d'ailleurs, aujourd'hui ça se fait un petit peu. Personnellement, j'ai eu deux
ou trois chansons imprimées dans des livres scolaires, et je ne fais pourtant
plus tellement de chansons, mais je vois avec plaisir que dans les livres
scolaires, aujourd'hui, il y a des chansons de Brassens, de Brel, de Ferrat, etc.
je pense que c'est une façon d'intéresser les jeunes. Il y a ça, il y a
l'enseignement de l'Histoire, aussi, qu'on peut aider avec la chanson, et surtout
avec les chansons qui ont été écrites à ce moment-là : il y a tellement de
chansons liées à l'Histoire, et qu'on oublie. On est plus ou moins américanisés,
aujourd'hui, il faut bien le dire. Que ce soit à la télévision, ce n'est pas la
peine de faire des dessins, sur les feuilletons qui passent, auxquels on
accorde la plus large audience, alors que – je ne veux pas me mettre en avant –
mais Joëlle Mazart fait beaucoup plus de monde que Dallas, or
c'est Dallas qui a la meilleure heure d'écoute, qui a cinquante
épisodes, etc. alors que moi je dois faire quatre ou cinq millions de
téléspectateurs de plus, donc ce n'est pas une histoire de succès, en dépit de
ce qu'on raconte. Nous sommes américanisés, il n'y a aucun doute à ce sujet.
Question
: Pensez-vous qu'il y a assez de matière pour ne faire classe, imaginer un
cours où il n'y ait que des chansons, et que cela soit cohérent ?
G. Coulonges : Pour certaines périodes, oui. D'ailleurs, il
y a un ouvrage magistral, L'Histoire de France par les chansons, de
France Vernillat et Pierre Barbier, qui doit faire neuf volumes, où il y a tout
un tas de chansons toutes liées à l'Histoire. J'ai fredonné des chansons à des gosses,
et ça les amuse, ça marche : ça marque mieux leur esprit qu'un cours qui est
toujours un peu fastidieux, dans certaines circonstances, quand il dure une
heure, deux heures. Oui, je pense que ça aiderait, cemmme « Le Sire de
Fisch Ton Kan», quand Napoléon III a tout perdu, et attention : ça a été un
très très gros succès, c'était connu de tout le monde. Il y a des chansons de
Béranger, qui ont été des très très gros succès. Et je crois qu'on peut
intéresser beaucoup un jeune esprit – et même : pas qu'un jeune. Par exemple, dans
ma jeunesse, on chantait encore une chanson de Béranger, « Le roi d'Yvetot »
: « Il était un roi d'Yvetot / peu connu
dans l'Histoire / se couchant tard se levant tôt / dormant fort
bien sans gloire / et couronné par Jeanneton d'un simple bonnet de coton ».Il dormait bien, il n'a pas conquis les États,
il fut un voisin commode, il prit le plaisir pour code, etc. Si on l'entend
aujourd'hui, c'est une chanson charmante, mais si on pense qu'elle a été
chantée sous Napoléon et qu'elle a fait un très gros succès, on voit que Béranger
chante exactement le contraire de ce qu'était un Napoléen, et tous ses sujets
étaient heureux. C'est une chanson engagée, quoi, et je pense que ce n'est pas
méchant, mais qu'avec ça, on peut intéresser les gens.
Question
: Quelles périodes de l'Histoire sont privilégiées de ce point de vue ?
G. Coulonges : Je pense que les Français ont toujours
chanté, mais plus ça s'approche de nous et plus on concerve de traces des
chansons. Alors il est très
difficile de se prononcer. On a quelques traces, mais depuis qu'on a le disque,
les gens conserveront ; dans deux cents ans, ce sera moins difficile de savoir
ce qu'on chantait. Depuis que les procédés d'imprimerie ont été appliqués à la
chanson, il est évident qu'on a conservé pas mal de choses. Il est évident
aussi, mais ça, on en a moins conservé, qu'autrefois, il y avait beaucoup de
familles où on avait un « chansonnier », c'est à dire un cahier, où
le père, la mère, écrivaient les chansons qui leur plaisaient. Ce que est assez
formidable, c'est que quand on parle du « Sire de Fisch Ton Kan » ou du « Chant
des ouvriers », ça a été des succès nationaux, et il n'y avait ni radio ni
disques ni rien. Les chansons napoléonniennnes aussi. Celles qui étaient pour
et celles qui étaient contre : les soldats, entre eux, dans leurs campagnes, ils
chantaient ; et après, quand ils revenaient au village, ils étaient des postes
de radio, si vous voulez. Ils propageaient la chanson.
Question
: A côté des chansonniers qui écrivent pendant les événements, il y a ceux qui écrivent après : comme vous
pour "la commune", et qui retrouvent une veine de cette chanson... on ne dit pas engagée parce que vous
refuseriez le terme, mais disons de la chanson... je ne sais pas comment dire...
G. Coulonges : Je ne sais pas... On a dit que je faisais
des chansons engagées ; bon, ça doit être vrai, d'ailleurs, MAIS je ne ressens
pas du tout les choses comme cela. Par exemple, prenons le cas de « Potemkine »
: quand j'ai écrit ça, je ne me suis pas dit « Ah! je vais faire une
chanson qui va entraîner à la Révolution! » et quand on m'a accusé de
l'avoir fait, j'ai été sidéré. Ça ne s'est pas passé du tout comme ça. Ce film,
Le cuirassé Potemkine, je ne l'avais jamais vu, et un jour il est passé
à la télévision. Ça faisait dix fois que je voulais aller voir cefilm, et
chaque fois j'avais un contretemps ; je menais une vie assez active à ce
moment-là, et bon, un jour, il est passé à la télévision. Je me suis dit « cette
fois, i1 n'y a rien à faire, je reste et je le vois ». Pendant les cinq
premières minutes, j'ai dit : « mince, ça va être un vieux film, ça va
faire ringardos, ça va pas m'accrocher ». Et puis au bout de dix minutes, j'étais
pris, et j'ai trouvé que ce film était un chef-d'oeuvre. Pendant trois jours, j'ai
vécu sous cette impression formidable, et j'ai pensé à ça pendant trois jours, mais
sans penser à rien d'autre. Et le troisième soir, je suis rentré chez moi, et
j'ai fait le texte de « Potemkine » en deux ou trois heures, et après,
on n'a jamais changé un mot. Pour moi, ça a été l'impression reçue par ce film,
c'est comme ça que j'ai opéré. Quand j'ai écrit La Commune en chantant, je
ne pensais pas écrire une chanson! Ce n'est que six mois après qu'un jour m'est
venue cette chanson que j'ai donnée aussi à Ferrat. Et la preuve que c'est
parce que j'étais encore sous le coup de mon livre, c'est qu'en fait, ce n'est
pas une chanson sur la Commune : c'est une chanson sur les chansonniers de la
Commune, et notamment Pottier et Clément. Moi, j'obéis à des impressions, à
quelque chose qui me frappe. Mon dernier livre, que je viens de finir, s'appelle
La terre et le moulin, c'est parce que j'ai vu vivre les paysans devant
chez moi, et j'ai voulu faire un livre de la campagne d'aujourd'hui.
La Commune (1971)
Georges Coulonges - Jean Ferrat
Question
: Admettons que vous ne soyez pas « engagé », mais il y a tout de
même une systématique dans vos écrits : lorsque vous écrivez Anthelme Collet,
« Potemkine », « La Commune », « Paris Populi »
pour Francis Lemarque, c'est bien toujours la même direction. Vous n'êtes
peut-être pas engagé, mais vos oeuvres, elles, se trouvent l'être...
G. Coulonges : Oui... , non... , je ne renie rien non
plus! mais simplement... je crois que « Potemkine » donne la clé. Je
ne sais pas si vous l'avez en mémoire, mais elle se termine par : « M'en
voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde / Où l'on n'est pas toujours du
côté du plus fort ». En fait, je crois que c'est ça, men tempérament. Puisqu'il
y a desopprimés, je SUIS avec eux. Mais si je m'aperçois que ceux qui
disent vouloir les défendre sont prêts aussi à les réprimer, je suis à nouveau
contre cela. Je suis un homme libre, et je ne suis attaché ni à un homme, ni à
un parti, à rien, à aucun organisme, ni à une religion, etc. Je veux rester
libre, et je crois d'ailleurs que quand on écrit, il faut être libre. Bien sûr,
il y a des grands exemples. Je sais bien qu'Aragon est un exemple
extraordinaire, et qu'il était engagé. Mais il a écrit quelques lignes, dans
le dernier numéro des Lettres Françaises, que je n'aurais pas voulu
avoir à écrire. Je ne me compare pas du tout du tout à Aragon, mais... je crois
qu'il faut être libre, et pour conserver son jugement, il ne faut pas à
l’avance être attaché à quelqu'un, ou à quelque chose. Voilà ; c'est tout ce
que je veux dire. Mais bien sûr, que je suis toujours avec les petits. Je ne
vois pas comment... Moi, à vingt et un ans, je marquais les arbres dans la
forêt girondine, mon premier emploi artistique, je mets « artistique »
entre guillemets, je l'ai eu quand je suis entré comme bruiteur à la radio de
Bordeaux, j'avais vingt-six ou vingt-sept ans, et après j'ai écrit des sketches
timidement, etc. et ma première rencontre avec quelque chose d'important, ça a
été à trente-cinq ans quand je me suis mis à lire et que j'ai découvert le T. N.
P. de Vilar etc. et donc je sais très bien par où je suis passé, et je ne vois
pas comment, tout à coup, je me retrouverais de l'autre côté. Mais, je l'ai dit
au début, j'ai une certaine réticence vis à vis, d'une manière générale, de
l'homme de pouvoir. Je me méfie de l'homme de pouvoir, qui a en général... il
est au pouvoir parce qu'il a voulu être au pouvoir, et il veut avant tout
exercer le pouvoir.
Potemkine (1965)
Georhes Coulonges - Jean ferrat
Question
: Revenons à la chanson. Vous écrivez que « La Marseillaise » est née
avec la Révolution, « L'Internationale » avec la Commune, « Le
chant des partisans » avec la Résistance. L'oppression engendre des
chansons...
G. Coulonges : Ah mais ça, par exemple, j'en suis persuadé!
La chanson, si j'ose dire (rire), est un peu comme moi! Je crois qu'elle se
trouve toujours du côté de l'opprimé. D'ailleurs, dans La chanson en son temps,
je citais un exemple, et je pourrais en citer beaucoup, où on trouve des
chansons anti-Louis XVI pendant qu'il est le roi, et à partir du moment où il a
été exécuté (et là je ne prends pas position ; je ne dis pas : « c'est
bien », « c'est mal », etc. ), je crois que les chansonniers
royalistes ont trouvé leur meilleure inspiration. Parce que (je ne dis pas
qu'il l’avait mérité, pas mérité, le problème n'est pas là, et puis chacun peut
avoir son sentiment) à partir du moment où il a été exécuté, il est devenu
victime. Je crois que la chanson — et c'est sa grandeur — est TOUJOURS du côté
de l'opprimé. Alors ça, j'en suis persuadé. Je pense que s'il y a eu de si bons
chansonniers populaires sous Napoléon III, c'est parce que la République
allait venir, que le peuple avait l'espoir — même s'il s'est trompé ; on peut
dire tout ce qu'on veut là-dessus — et c'est ça ce que les gens... et puis il y
avait la misère ; ça, c'est quelque chose qui inspire vraiment les gens, et
dans leurs écrits, et dans leurs actes. C'est malheureux à dire, mais je pense
que la chanson vraiment engagée aujourd'hui, il faut la chercher dans des pays
plus pauvres que la France. Ou alors, peut-être qu'elle s'y chante par des
personnes qui n'ont pas les moyens, auxquelles la radio n'est pas ouverte.
Question
: « Ce ne sont pas l'État et sa censure qui ont vaincu la chanson
d'inspiration sociale, c'est le commerce ». Ce sont des choses qui
arrivent dès la troisième République...
G. Coulonges : Oui, bien sûr. Je pense que c'est le
commerce, et c'était le but de mon livre. Je classe ça en trois époques : l'époque
où la chanson est pure : on n'écrit que pour dire ce qu'on pense, ce qu'on
ressent (bien sûr, on peut me dire que le troubadour qui faisait une chanson
parce que le seigneur avait eu un fils espérait bien avoir une bourse, mais
c'était toujours, si j'ose dire, du producteur au consommateur; il n'y avait
personne pour gagner de l'argent sur le dos de quelqu'un). Après, est arrivé le
commerce, avec les éditeurs de musique etc. Et ça a eu une influence sur la
chanson : on a voulu « vendre du papier ». I1 n'y avait pas de
disques, il y avait des « petits formats », et un jour un éditeur a
eu l'idée géniale d'envoyer des chanteurs de rue au coin des rues, avec des « petits
formats », et on faisait chanter les gens tous en choeur, et on leur vendait
le « petit format ». I1 est bien évident que ça a eu une influence
sur la chanson elle-même, parce que comme il s'agissait d'apprendre la chanson
le plus rapidement possible, on a fait beaucoup beaucoup de valses. Avec son « Pam
pam poum, pam pam poum, pam pam poum », c'est à la portée de toutes les
sensibilités musicales. Ca s'apprenait très très vite, donc ça a influencé la
chanson, et c'est pour ça que jusqu'à la guerre de 40, 1e nombre de valses, ce
qu'on appelait « la valse populaire », c'est incroyable!
La jeunesse (1964)
Georges Coulonges _ Jean Ferrat
Question
: Il y a le caf' conç', aussi, dont nous parlions tout à l'heure...
G. Coulonges : Oui, là aussi, c'était le commerce, c'était
des gens qui voulaient vendre leur limonade, si j'ose dire, avec comme
attraction, les chanteurs. Il se passait au caf' conç' ce qui se passe un peu
maintenant à la télévision. Les ouvriers, quand ils chantaient, autrefois, chantaient
leurs chansons révolutionnaires. Ils chantaient entre eux, dans les goguettes, et
ils avaient affaire à un public qui pensait à peu près la même chose qu'eux. Donc,
ils faisaient des chansons révolutionnaires, ou syndicalistes, etc. Mais à
partir du moment où on ouvre les portes à une clientèle plus large, on ne peut
pas faire que des chansons révolutionnaires, il faut faire autre chose. Et
comme il y a pas mal de bourgeois qui viennent au caf' conç', ils ne
supporteraient pas la chanson révolutionnaire. Mais ça, c'est exactement ce qui
se passe aujourd'hui à la télévision, et surtout quand c'est une télévision d'État
: moi, j'ai écrit Pause Café. Pour
moi, c'était quelque chose qui ne devait soulever aucune espèce de polémique. Or,
il y a desproviseurs qui ont écrit! Non seulement ils ont écrit, mais
ils ont voulu faire interdire ce feuilleton! Je trouve qu'ils se sont couverts
de ridicule, et qu'en plus ils avaient tort, ils avaient très mal compris l'affaire. Je crois que je montrais bien le
proviseur, au contraire, obligé d'être dans cette position-là. Bon, enfin, ça
ne fait rien ; mais tout de suite, vous avez des gens qui écrivent! On dit que
le Français aime bien la Liberté ; oui, il aime la chanter ; mais il aime SA
liberté. Vous allez faire un feuilleton à tendance catholique, tous les
catholiques vont applaudir ; ils vont dire « la télévision est formidable ! »
et puis si demain il y a quelque chose anti-catholique, vous allez avoir des
lettres de protestation de toutes lesligues, etc. Je dis ça pour les
catholiques, mais c'est vrai pour les autres ! Plus on élargit le public, plus
il est évident que si les directions, aujourd'hui de chaînes et hier de caf'
conç' veulent tenir compte de l'avis de la clientèle, plus on châtre la chanson
; c'est obligatoire. Il n'y a plus guère que la chanson d'amour qui ne dérange
personne. Et encore ! à condition de ne pas aller trop loin dans la sexualité, parce
que sinon... Maintenant, ils commencent à être débordés, mais je me rappelle
l'époque – il n'y a pas si longtemps –, je ne sais pas, vous étiez enfant, où
René-Louis Lafforgue chantait une chanson qui s'appelait « Julie la Rousse »
et elle avait été interdite sur RTF! parce qu'on trouvait ça trop léger! Depuis,
avec Gainsbourg, on a quand même entendu autre chose! (sourire)
La fête aux copains
(Georges Coulonges _ Jean Ferrat)
Question
: Vous avez récemment écrit « Maréchal, nous revoilà », pour Juliette
Gréco, mise en musique par Jean Ferrat en reprenant la musique du vrai, du
premier « Maréchal" », ou en tout cas en l'adaptant. C'est une
tradition de la chanson populaire de reprendre des musiques antérieures...
G.
Coulonges : Oui... Je ne pense pas, ce que vous dites là est un peu embêtant, que
ce soit les mêmes notes. Il a essayé, effectivement, d'avoir un départ qui
rappelle, mais si c'était les mêmes notes, ce serait un peu embêtant... Mais
enfin, bon. Mais là, vous posez une bonne question, parce qu'en fait, quand on
parle de chansons nouvelles, autrefois, c'était bien souvent des paroles
nouvelles, mais quand on vendait les chanson, il y avait toujours en haut : « air
de ceci », « air de cela », « air de Fanchon », etc. c'est
à dire que les gens connaissaient des musiques, mais ils pouvaient entendre
trente fois la même musique avec des paroles différentes! Sur « La
Marseillaise », il y a eu deux ou trois cents fois des paroles nouvelles :
« La Marseillaise de la Commune », « La Marseillaise de l'armée »,
« La Marseillaise de la République » ; on pourrait en citer je ne
sais pas combien!
Question : « L'Internationale »
G. Coulonges : (rire)... oui, même «l'internationale »,
puisque – vous le savez – quand Pottier l'a écrite, il se chantait « La
Marseillaise »... Là je vous fais un « scoop » ! (Il chante « L'Internationale »
sur l'air de « La Marseillaise »). Je crois que c'est Maurice Thorès
qui avait dit avant la guerre qu'il voulait réunir « L'Internationale »
et « La Marseillaise », mais il n'y en avait pas
besoin, parce que quand il l'a faite, Pottier l'a faite sur la musique de
« La Marseillaise ». Mais pour en revenir à « Maréchal », en
fait, vous dites que je viens de l'écrire, mais ce n'est pas tout à fait vrai...
J'avais entendu Isorni dire — vous savez qu'Isorni a défendu Pétain et Brasiliach ; et un jour, il y a bien sept ou
huit ans, il est passé à la télévision, et il disait que Pétain était le
premier résistant de France. Quand même, comme j'ai des souvenirs de cette
époque, j'avais trouvé que c'était lancer un peu loin le bouchon, et tout de
suite j'avais fait ces couplets. Et puis je les avais donnés à Ferrat, qui
n'avait pas fait la musique tout de suite, après, Ferrat, vous savez, il vit
dans son Ardèche, enfin un jour il a fait la musique mais à ce moment-là il ne
faisait pas de disque, et cette chanson est restée dans un tiroir. Ça fait bien
huit ans que j'avais fait ça. Et puis Gréco l'a trouvée il y a six mois, elle
faisait une séance d'enregistrement, alors elle a ri, beaucoup, et elle a
enregistré cette chanson-là. Mais j'ai l'impression que les radios ne sont pas
très pressées de la passer (rire.) Je trouvais que c'était tellement exagéré, le
propos d'Isorni rque j'ai dit : « pourquoi on n'en rirait pas? » J'ai
quand même des souvenirs de l'Occupation, je suis bien content d'avoir écrit
ça, mais j'ai l'impression qu'il faudrait presque que je présente des excuses...
Jusqu'à preuve du contraire, le Maréchal Pétain a dit qu'il fallait collaborer
; il a été condamné à mort par son pays, alors peut-être à tort, je veux bien
le croire. Mais enfin... et je ne nie pas pour autant, je ne suis pas de ceux
qui disent qu'il a été salaud toute sa vie! I1 a été le héros de Verdun, mais
dans la vie d'un homme, il y a des hauts et des bas. Et même, vous voyez, je
vais vous dire franchement mon sentiment sur Pétain : franchement, je m'en
fous. Ce n'est pas lui que je vise dans cette chanson. D'abord parce que
c'était en réponse à Isorni ; puisqu'Isorni avait les moyens de dire ça à la
télévision, pourquoi n'aurais-je pas eu le droit de dire ça dans une chanson ?
C'était quand même un peu gros, ce qu'il disait. Ce qui m'intéresse, ça rejoint
ce que nous disions au départ, c'est plutôt le peuple, et je lui dis de se
méfier des grandes paroles. Parce que Pétain a pris le pouvoir en disant: « Je
fais le don de ma personne à la France », et moi j'avais dix-sept ans à ce
moment-là, je me rappelle très bien ce que ça voulait dire, ou en tout cas, c'est
comme ça que je l'ai reçu. Ca voulait dire : « Je prends la direction du
pays, mais s'il se passe quelque chose de trop grave, ou bien je démissionerai,
ou bien on me tuera, mais je ne laisserai pas les choses aller trop loin ». Or, i1 a laissé les Allemands envahir la zone libre il y a eu le drame de
Toulon, et il n'a jamais rien fait. Ceci étant dit, je suis tout »prêt
à lui trouver des circonstances atténuantes, à dire qu'il avait quatre-vingt-quatre
ans et qu'on aurait mieux fait de le laisser... mais enfin, dans tous les cas, il
y a quand même des gens qui se sont fait tuer, des jeunes qui se sont engagés
dans la Milice, qui ont payé ça toute leur vie parce qu'ilétait
là ; c'est quand même très grave quand on est à la tête d'un pays de tromper
les gens. Moi mon but, là dedans, ce n'est pas de descendre le Maréchal Pétain,
auquel je ne pense pas tous les matins, je vous prie de le croire (rire).
Maréchal nous revoilà (1982)
Georges Coulonges - Jean Ferrat
Question : Certaines de vos chansons de ce type qu'il ne
faut pas appeler « engagé » ont eu beaucoup de succès : « Potemkine »
; « La guitare espagnole » pour René—Louis Lafforgue a aussi été un « tube ».
A quoi rattachez-vous ce succès ?
G. Coulonges : Je ne sais pas trop à quoi ça tient. Je
crois qu'en fait, je parle sincèrement aux gens, et je pense qu'il n'y a que
les chansons sincères qui marchent. C'est une chose dont j'ai à peu près la
conviction. Bien sûr qu'il y a les matracages, hein. Mais un matracage sur une
chanson qui n'est pas sincère, je ne sais pas si ça réussit. Il y a des
matracages, et puis au contraires des chansons qui sont écartées, mais
quelqu'un qui écrit par exemple, mettons... je dis n'importe quoi, je n'ai rien
contre cette chanson, mais quelqu'un écrit : « Toi ma Maman, la plus belle
des Mamans », je crois qu'il est sincère quand il écrit ça, même si on
peut trouver la chanson faible, etc. je crois que c'est sa forme de sincérité.
Moi, quand j'ai écrit « Potemkine », j'étais donc sous le coup de
l'inspiration du film, j'étais dans une absolue sincérité. On peut me dire ce
qu'on veut, je SUIS avec ces marins qui ont eu le courage de tourner leurs fusils
contre les officiers. Et je ne suis pas pour qu'on tue les officiers (rire) !
Ce n'est pas ça, je ne suis pas un sanguinaire, loin de là ; je n'ai jamais tué
personne dans ma vie ! Mais qu'un officier puisse dire à des soldats de tirer
sur d'autres soldats parce qu'ils seplaignent alors qu'il y a des asticots
dans la viande, je trouve ça scandaleux ! Il y a un moment où il faut avoir le
courage de répondre, et c'est ça, que je dis ; parce que je suis d'une absolue
sincérité, je crois que la chanson passe. Pour « la Commune » aussi. Pour
« La guitare espagnole », c'est parce que je suis Bordelais ; quand
je suis arrivé à Paris, je suis venu en train et on descend à la gare
d'Austerlitz, et qu'à cette gare d'Austerlitz on voyait arriver des Espagnols. Je
réagis par impressions.
La guitare espagnole (1964)
Georges Coulonges - René-Luis Lafforgue
Question
: dans « Paris populi », vous avez écrit une chanson dédiée à Hugo. Aragon
disait qu'il y avait plusieurs manières de prendre Hugo, et que l'une d'elles
était de le prendre par la barbe! Pour beaucoup, Hugo est le poète gran
diloquant avec sa choucroute autour du cou, et pour vous ?
G. Coulonges : Je pense, d'abord, que c'est un témoin de
son temps extraordinaire. Premièrement ; ça c'est sûr. Deuxièmement — il y a
des gens qui pensent le contraire — maisje pense que c'était un grand
honnête homme. Pour moi, il estadmirable en ce sens qu'il y a le coup
d'état du deux décembre, et le trois décembre il
s'en va. Et il vit dans son île pendant dix-huit ou dix-neuf ans, mais pas pour
vivre dans son île! Il continue à attaquer Napoléon III àcause de ce coup de force. Et Napoléon
III lui a assez fait dire qu'il pouvait rentrer en France! Il ne l'a ja-mais
fait. Vivre dix-huit ans sur une ile, c'est quand même quelque chose! Bon, je
sais bien qu'il se complaisait dans son rôle de héros, etc. mais enfin, il l'a
fait, et à un age... – il avait cinquante ans –, il avait tous les honneurs ; il
n'était pas du tout obligé de le faire. La République est proclamée le quatre
septembre ; le cinq septembre 70, i1 est à la gare du Nord, il revient et il se
bat. Alors certains ont pu lui reprocher d'avoir renvoyé les Communards et les
Versaillais dos à dos, pendant quelque temps. Maisc'est vrai aussi qu'il y a eu
des crimes de la Commune... La Commune, c'est l'époque sur laquelle les livres
scolaires mentent le plus, parce que tout de même, les trente mille fusillés de
Monsieur Thiers, c'est une réalité que personne ne nie plus aujourd'hui : le
plus modeste, c'est Monsieur Chastenet de l'Académie Française, qui dit « vingt
mille », mais même vingt mille fusillés, ça fait beaucoup! Là, Thiers a
assassiné les gens, c'est certain. Et dès que Victor Hugo s'aperçoit qu'il y a
eu ces crimes des Versaillais, il reprend ses positions. Oui, i1 a
changé de positions dans sa vie : il avait été élevé par un père qui était
général de Napoléon, etc. en gros, on dirait aujourd'hui qu'il était de droite,
et puis il est passé à gauche, enfin, républicain. Mais ce que j'aime le plus
en lui, c'est son courage : vous savez qu'écrire Les misérables au moment où
il l'a écrit, c'était quand même quelque chose de formidable! Il était
anti-catholique, mais en fait, je pense que c'était un chrétien. Un chrétien
sans église, mais c'était un chrétien. Et moi je pense que si on me demandait
ce que je suis, je ne sais pas, je pourrais vous dire que je suis un chrétien
sans Dieu, un anarchiste sans bombe, enfin il me manque toujours quelque chose.
Je n'en parle jamais, mais j'ai eu la chance
d'être résistant, mais ce n'est pas ma forme
de combat. Là, à ce moment-là, il le fallait, mais... Je trouve aujourd'hui que
cette multiplication de la violence est quelque chose d'assez effroyable. Je
préfère les arguments. Et Dieu, c'est vrai que j'ai été élevé très chrétiennement.
On m'a fait observer que tout en étant sans Dieu, je parlais souvent de
l'église, notamment dans mon prochain livre, La terre et le moulin, comme
ça se passe à la campagne, l'église est encore assez présente. Anthelme
Collet représente assez bien ce que je pense de ce point de vue-là, surtout
dans le chapitre de la montagne. Et je mets un jeune prêtre, dans La terre et
le moulin, où il dit que le seul péché, c'est le péché contre l'amour. Si je
voulais situer ma pensée dans ce domaine-là, ce serait ça : le péché contre
l'amour, les gens qui veulent empêcher les autres de s'aimer, donc l'Église. C'est
elle qui est coupable, parce que s'il y a quelqu'un qui a voulu empêcher les
gens de s'aimer. c'est elle, et je crois qu'elle va le payer cher. Parce que
les jeunes se sontbeaucoup détachés d'elle à partir du moment où ils
ont dit « bê nous on s'aime »
Hugo de Paris
Georges Coulonges _ Francis Lemarque
Question
: Y a-t-il un avenir de cette chanson telle que vous et quelques uns l'avez
écrite ?
G. Coulonges : Personnellemnnt, je dois dire que si mes
chansons « engagées » comme vous dites, ont été connues, c'est parce
que je travaillais avec Ferrat, et que Ferrat faisait lui-même, et
magnifiquement, ses chansons d'amour. Ou il chantait des poèmes d'Aragon, etc.
Mais je pense que si j'avais chanté moi-même, il y aurait eu une plus grande
proportion d'autres chansons, peut-être. Il y a un chansonnier, entre les deux
guerres, qui disait qu'il était un « chansonnier aphone », et
d'ailleurs, si j'ai quitté la chanson, c'est un peu à cause de cela. Parce que
je ne pouvais chanter que les chansons qui correspondaient à la personnalité
de quelqu'un d'autre. Alors il s'est trouvé qu'avec Ferrat, sur ce point, on se
rencontrait. Mais par exemple, moi je fais beaucoup dans le domaine de l'humour
; avec Ferrat on ne se rencontrait pas, parce que Ferrat fait peu de chansons
d'humour, et même s'il en a un, ce n'est pas le mien. Ca éliminait beaucoup de
chansons. Comme je ne chantais pas, j'étais obligé d’habiller les gens. On
parle toujours de mes chansons avec Ferrat, mais j'ai habillé des gens très
différents : j'ai fait des chansons (rire) pour Annie Cordy, pour les Frères
Jacques, pour Marcel Amont, etc. Mais de toute façon, même quand j'en faisais, la
chanson n'a jamais été pour moi l'objectif. En fait, je peux vous dire la
vérité : j'ai fait de la chanson parce que j'ai commencé à écrire à trente-cinq
ou trente-six ans et que je n'avais eu aucune espèce de culture, et je me suis
dit que la chanson, ça, je peux y arriver. Mais si j'avais été d'une autre
condition sociale, je n'aurais pas écrit de chansons, et même, je n'aurais pas
écrit de pièces de théâtre. J'aurais commencé directement par le roman.
Question
: littérairement parlant, le roman est votre seul but...
G.
Coulonges : Non, ce n'est pas le seul, parce que j'ai écrit quatre ou cinq pièces pour le théâtre, dont Zadig et
Les Strauss ont été les plus importantes, et puis j'ai eu deux pièces
jouées sur France-Culture par la Comédie Française, mais j'aime beaucoup le
théâtre aussi. Beaucoup plus que n'importe quoi. C'est le livre et le théâtre
qui me plaisent le plus. C'est très difficile (mais ça, il faudrait une
émission entière pour en parler) ; je crois que l'État, partout où il est – ce
que je vais dire est très grave – a tendance
à tuer la création contemporaine. Que ce soit à la télévision, avec des subventions,
on est obligé de constater que depuis vingt ans que l'État – qu'il soit de droite ou de gauche – donne des
subventions, on n'a jamais tant joué Molière, Shakespeare, tous les Joyce, Brecht,
etc. Je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire, mais les auteurs contemporains
ont complètement disparu. C'est faux de le faire, mais tant pis : si on divise
le théâtre en deux, il y a le boulevard, qui sait se trouver (c'est Françoise Dorin,
Poiret, etc. ), tandis que depuis que la subvention existe, il n'y a pas un
auteur contemporain, en France, qui ait levé le nez. Il a toujours été éliminé,
parce que j'habite à côté du T. E. P., et quand j'arrive ici que la saison sera
faite d'un Claudel, d'un Shakespeare, etc. Les morts les intéressent beaucoup
; les vivants pas du tout. A la télévision, vous pouvez remarquer que les plus
gros succèsse sont abrités
– et encore une fois, je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire – derrière Zola, derrière Maupassant, etc. mais
vous ne me citerez pas d'auteurs contemporains. Les gros succès, Rocambole,
Jacquou le croquant, ça a toujours été d'après des oeuvres anciennes, d'après
des oeuvres du XIXe siècle etc. Donc chaque fois qu'il y a État, il
y a tendance à avoir cela, pour une raison bien simple : c'est que si vous
dites à un fonctionnaire : « Je monte un Shakespeare », il dira : « Ah,
bravo! très bien! ». Il est à l'abri. Si vous lui dites : « Je monte
un Coulonges », il dira : « Quoi? Qui? Que? On va prendre des
risques! Oh la la, si ça ne marche pas » etc. et voilà. Et d'autre part, le
metteur en scène, ça le flatte de monter Shakespeare, et ça le flatte de monter
Molière. Comme ces gens-là sont des
subventionnés, qu'ils ne sont peut-être pas très sûrs d'eux, eh bien... Chaque
fois que l'État est dans le coup, la création contemporaine disparaît. Il
faudrait aider les gens qui créent, et non pas donner à l’avance de l'argent, et
beaucoup d'argent, à des metteurs en scène. Ce n'est pas la majorité, mais
vous savez qu'il y a certains théâtres qui touchent un milliard et demi de
centimes par an ; et bien moi je le donnerais au contraire à celui qui
révèlerait un auteur.
La chanson des pipeaux - 1965
Georges Coulonges- - Jean Ferrat
Question
: Les progrès qu'a connus l'industrie du disque permet maintenant de mettre
dans le commerce un disque qui a été enregistré la veille ou l'avant-veille. Est-ce
que cela pourrait favoriser davantage une chanson spontanée, liée à l'actualité
?
G.
Coulonges : Oui, certainement, mais ce qui fait que la liberté n'est pas totale,
c'est qu'un disque revient quand même très cher. Un téléfilm, ou des choses
comme ça, ça revient extrèmement cher. Alors bien sûr, ce que vous dites peut
aider, mais il faut des moyens très au-dessus de ce dont peut disposer un chanteur
qui débute. Mais depuis dix ou douze ans que j'ai arrêté la chanson, je ne suis
pas très au courant...
Question
: Est-ce qu'une chanson consacrée à un thème d'actualité peut encore marcher ?
Je pense à Jean Ferrat, qui parle dans une de ces chansons de Jeun d'Ormesson, dont
personne ne connaîtra plus le nom dans vingt ans. Ces chansons, comme il y en
avait beaucoup à l'époque de la Commune, peuvent-elles encore avoir du succès ?
G. Coulonges : Mais vous avez l'air de dire que les
Académiciens ne sont pas immortels (rires).. , je vous
laisse la responsabilité de vos propos! En fait, je ne suis pasde ceux
qui disent : « Ah, la chanson engagée peut faire ceci », « Ah, la
chanson sentimentale peut faire cela », « Ah la chanson commerciale
etc. « . En fait, il n'ya pas de règles, parce qu'il faut qu'il y
ait une personnalité, une rencontre, et même desrencontres. Si « Potemkine » a eu du succès, c'est parce
qu'il y a eu la rencontre de mon texte avec la musique formidable de Ferrat, avec
la voix de Ferrat, avec le fait qu'il était à ce moment-là en pleine ascension,
qu'on nous a interdits. Comme il était en pleine ascension, ça a soulevé des
mouvements de protestation, etc. A cette époque-là, quand on interdisait des
chansons, la plupart du temps, ça ne se savait pas, donc elle disparaissait
sans qu'il y ait de mouvement ; et puis après, il y a la rencontre du public. Pour
« Potemkine », il y a un petit mystère, quand même. J'ai lu que
c'était la seule chanson engagée qui ait fait un succès populaire. Je ne sais
pas si c'est la seule, mais je vais vous raconter une petite andecdote : quand
j'ai acheté une maison, dans le Lot, j'ai trouvé une jeune personne, de
vingt-cinq ans, qui était fille de paysans, et qui s'intéressait beaucoup à
tout ça, qui écoutait beaucoup la radio, qui regardait la télé, etc. et elle
m'a dit : « ah! c'est vous qui avez fait Potemkine! quelle chanson
formidable! c'est vraiment extraordinaire! » ; enfin, elle était vraiment
emballée, très dytirambique, et je lui ai dit : « Oui, c'est d'autant plus
bizare que je ne pensais jamais que ça ferait un succès, ne serait-ce que
parce que les gens ne savent pas ce qu'est Potemkine ». Et cette fille, qui
s'était lancée, comme ça, me dit : « Oui, au fait : qu'est-ce que c'est, Potemkine? »
(rire). Donc, il y a quand même un petit mystère, et c'est vrai que ce sont des
mots, qui chatouillent les gens... Je le répète, je crois que c'est la
sincérité qui parle. Moi, par exemple.. Vous ne vous rappelez pas Joël Holmès...
il chantait « On m'appelle Martin, Jean-Marie de Pantin, et je t'aime ».
Bon, et bien cette phrase-là, je peux dire que je l'ai fredonnée cinq mille
fois dans ma vie! et je ne me rappelle pas du tout ce qu'était la chanson, je
ne me rappelle que ça. Et je crois que c'est ça, une chanson : un départ, quelques
phrases... « Jamais je n'atteindrai Grenade bien que j'en sache le chemin »
chante Ferrat dans une de ses chansons : c'est peut-être la phrase la plus
frappante, que tout le monde connaît...
Question
: Elle n'est pas de lui, elle est de Lorca!
G.
Coulonges : Mais je sais bien! mais c'est une habileté formidable de la mettre
là. Justement, elle se remarque. Mais il y a aussi « Je n'ai pasla
vertu des femmes de marin », dans une chanson de Barbara. Et on se
rappelle cette phrase-là. Elle n'est pas d'elle non plus... et tout à coup, cette
phrase-là vous frappe, même quand ce n'est pas le départ de la chanson. C'est
un peu, au cinéma, le coup d'Atmosphère, avec Arletty. I1 y a quelque chose
qui frappe. On retient UNE petite partie de la chanson.
Question
: Nous avons beaucoup parlé... Il y a autre chose ?
G. Coulonges: Oui: la chanson
témoigne,même quand on ne le croit pas, quand on ne le sait pas.I1 n'y a pas
que la chanson dite "engagée" — et encore une fois,engagée à quoi ?
parce que les hommes, même quand ils sont unis souvent sont unis sur des
malentendus.Donc je crois que la chanson les réunit un instant, mais si demain,
on allait au fond de leurs convictions, elles ne sont pas les mêmes, même pour
ceux qui se croient très ensemble. Je pense qu'il n'y a qu'à inviter un soir
des gens d'opinions voisines pour arriver à avoir un pugilat si on est un peu
habile! Mais je pense que la chanson témoigne, même quand elle n'est pas
directement liée aux événements. Par exemple, je crois que dans la période
qu'on a vécue il y a une dizaine d'années, c'est par son peu d'engagement qu'on
verra que les gens voulaient avant tout plaire à la radio, à la télévision, et
qui savaient que s'ils parlaient d'événements politiques, ils ne passeraient
jamais. Elle témoigne a contrario, donc.Mais elle témoigne aussi d'une autre
façon.Je vais vous citer une chanson très anodine,qui a été le gros succès des
années 1890/1900,qui s'appelle « Viens Poupoule »,et qui dit: « Le
sam'di soir après l' turbin l'ouvrier parisien dit à sa femme: comme dessert j'te
paye l' café-concert, » Bon? C'est anodin. Eh bien ce n'est pas
tout à fait anodin, parce que lorsque la chanson a commencé, rue Montorgueil, où
on se réunissait, en 1810/1812, une fois par mois, c'est là que la première
fois quelqu'un (le propriétaire) a eu l'idée de louer sescabinets pour
faire entendre ceschansonniers amateurs.
Propos recueillis par Thierry Davo.
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