samedi 17 avril 2021

 

Georges Coulonges,
Maïté et Jean ferrat


 

Entretiens

 

avec 

 

Georges Coulonges




Question : L'ensemble de votre oeuvre, Georges Coulonges, semble prouver que vous êtes particulièrement préoccupé par l'Histoire...

 Georges Coulonges : Oui. J'ai été interviewé récemment par un confrère à vous, et il fallait développer le thème du voyage ; il m'a demandé quel voyage j'aimerais faire, et je lui ai dit : «Mon voyage est toujours le même, c'est toujours un voyage dans l'Histoire. » Mes lectures, c'est toujours l'Histoire. Mais pas l'Histoire telle qu'on l'entendait il y a trente ou quarante ans, c'est à dire les batailles, etc. c'est la vie des hommes dans l'Histoire.

 Question : Et c'est toujours du côté des humbles que vous faites vos recherches...

 G. Coulonges : Oui, c'est vrai. Ça tient sans doute à mes origines ; moi je suis d'origine très modeste : mon père était un petit cheminot, et j'habitais la campagne ; et je me sens très proche, effectivement, des « petits ». Je ne pense pas qu'avec la plume on puisse vraiment défendre des causes absolues, d'autant que je ne mets absolument aucune connotation politique à ce que je vais vous dire, mais je me sens très près des petits, et je suis plus à l'aise pour les peindre : je crois que c'est comme un peintre qui peint plus facilement la montagne que la mer, enfin etc. Je me sens plus proche de ces gens-là. Évidem­ment, avec mon métier je fréquente d'autres personnes, alors c'est peut-être que je ne sais pas bien les voir, mais ils me semblent beaucoup plus artifi­ciels, et c'est vrai que mes héros de romans (par exemple Pause Café) ça se passe dans une banlieue de Paris, Joëlle Mazart c'est encore un milieu moins favorisé, mon prochain roman, La terre et le moulin, ce sont des paysans. C'est vrai que je me sens plus proche des gens qui travaillent. Tout le monde tra­vaille, bien sûr, mais oui, je me sens proche des « petits ».


Question : Comment ce genre d'attitude peut-il être sans connotations politiques ?

G. Coulonges : Sans connotations politiques... Tout le monde a un peu des connotations politiques, mais je veux dire qu'au début de ma vie, j'ai cru qu' il y avait vraiment un rapport entre le fait de défendre les humbles et cer­taines positions politiques. Je crois que quand on arrive à mon âge, on a vu beaucoup de choses... Oh, écoutez, c'est un sujet... je ne sais pas si je tiens à le développer... mais disons que la confiance que j'ai dans l'homme politi­que, qu'il soit de droite ou de gauche, est un peu limitée. Il y a un certain nombre de choses que j'aurais préféré ne pas voir. Je me sens près des humbles mais jamais je n'irai dire à un petit : « cet homme politique te défend mieux que l'autre ». J'ai eu beaucoup de déceptions. Voilà.

Question : Vous êtes l'auteur d'un essai intitulé La commune en chan­tant. Pourquoi avoir choisi la chanson pour étudier l'histoire de la Commune ?

 
G. Coulonges : A cette époque-là, je faisais beaucoup de chansons, et je m'intéressais à la vie de la chanson. Ça a été un petit peu un hasard que je fasse le livre, parce qu'à ce moment-là je faisais des chansons ; je m'intéres­sais d'une part à l'Histoire, et d'autre part à la chanson, et un jour, j'ai fait un livre qui s'appelait La chanson en son temps, qui expliquait par quels stades la chanson était passée pour devenir le produit d'industrie, un peu bi­zarre, qu'elle est aujourd'hui. Ce livre m'est venu comme ça. Ça faisait peut-être dix ou douze ans que je lisais sur la chansen, sur le passé de la chanson et un jour j'ai pensé faire un livre. En faisant ce livre, j'ai fait encore d'autres recherches, et là, j'ai trouvé beaucoup de chansons de Communards ; et ça m'a donné l'idée de faire La commune en chantant. Comme je veux toujours être très honnête, j'ai cherché des chansons des Communards et des Versaillais, mais c'est vrai que côté Versaillais, il n'y avait que les chansons tra­ditionnelles ; ils n'ont pas écrit. Tandis que les Communards, en donnant à ce terme un sens très large (mon livre commence sous Napoléon III, quand on sent venir la République, et dans la chanson, on la sent vraiment venir.. ), et puis après, pendant la Commune, ils n'ont pas tellement eu le temps d'écrire, parce qu'ils avaient d'autres choses à faire. A ce moment-là, c'était vraiment ce qu' on appelle maintenant des « militants », qui étaient des poètes. Il n'y avait pas d'un côté des gens qui écrivaient des chansons et d'un autre les hommes politiques : Pottier, qui a fait « L'Internationale », ou Jean-Baptiste Clément, qui a écrit « Le temps des cerises », c'était vraiment des combattants. Alors, pendant la Commune elle-même, ils n'ont pas beaucoup écrit, et après, pendant peut-être vingt ans, il y avait des gens comme Jules Jouy, ou Clément lui-même, qui ont chanté la Commune morte.

 Question : Il n'y avait donc pas de différence entre le militant et le poète ; vous écrivez que « la chanson révolutionnaire est écrite par des révo­lutionnaires qui chantent, et non par des chansonnier qui se réclament de sen­timents révolutionnaires », mais n'était-ce pas lié ?

 G. Coulonges : Il est évident qu'à 1'époque, on n’écrivait pas pour gagner de l'argent, parce que les sociétés d'auteurs n'étaient pas organisées, le caf' conç' démarrait... je parle du caf' conç' parce que ça a été la première fois que des gens ont voulu gagner de l'argent sur le dos de ceux qui chantaient ou qui écrivaient. Les éditeurs de musique en étaient tout à leur point de départ (de musique de chansons, je veux dire), et donc il n'y avait pas un très très grand commerce ; alors les gens n'écrivaient des chansons que pour dire vraiment ce qu'ils ressentaient, et il est vrai qu'il y a eu là tout un mouvement de gens, pour être tès large, on pourrait dire « socialisants », mais c'est plutôt républicains... il y a eu un mouvement très très large à ce moment-là, qui s'est exprimé par la chanson. Je pense que si la chanson (en mettant entre guillemets) »révolutionnaire » (je ne sais pas si c'est bien le mot, parce qu'un garçon comme Pottier, qui a écrit « L'internationale », était aussi un nationaliste à tout crin), disons que la chanson était très proche des hommes : ils ne chantaient que pour dire ce qu'ils ressentaient. Voilà. Et comme ça a été aussi la formation des premiers syndicats, on retrouve ce mou­vement-là dans la chanson. Mais ceci étant dit, il y avait quand même d'autres chansons : il n'y avait pas que des chansons comme ça. Mais elles étaient, c'est vrai, liées à l'Histoire. Et la preuve, c'est que quand j'ai écrit La commune en chantant, après ça, on a monté un spectacle sur scène, avec Mouloudji et Francesca Solleville, Armand Mestral. Eh bien j'avais pris vingt-cinq chansons de la Commune qu'on mettait les unes après les autres, et simplement avec ça et des diapositives, des projections, ça racontait l'histoire de la Commune, et je n'avais pas mis un mot de texte. C'est à dire que les chansons étaient très liées à la vie des hommes, et donc à ce qui était à ce moment-là l'actualité, et qui cinquante ans après devient l'Histoire.


Question : Vous évoquez dans ce livre la possibilité d'utiliser la chan­son comme moyen pédagogique...

G. Coulonges : Je crois ; je le crois toujours, et d'ailleurs, aujourd'hui ça se fait un petit peu. Personnellement, j'ai eu deux ou trois chansons im­primées dans des livres scolaires, et je ne fais pourtant plus tellement de chansons, mais je vois avec plaisir que dans les livres scolaires, aujourd'hui, il y a des chansons de Brassens, de Brel, de Ferrat, etc. je pense que c'est une façon d'intéresser les jeunes. Il y a ça, il y a l'enseignement de l'Histoire, aussi, qu'on peut aider avec la chanson, et surtout avec les chansons qui ont été écrites à ce moment-là : il y a tellement de chansons liées à l'Histoire, et qu'on oublie. On est plus ou moins américanisés, aujourd'hui, il faut bien le dire. Que ce soit à la télévision, ce n'est pas la peine de faire des dessins, sur les feuilletons qui passent, auxquels on accorde la plus large audience, alors que – je ne veux pas me mettre en avant – mais Joëlle Mazart fait beau­coup plus de monde que Dallas, or c'est Dallas qui a la meilleure heure d'é­coute, qui a cinquante épisodes, etc. alors que moi je dois faire quatre ou cinq millions de téléspectateurs de plus, donc ce n'est pas une histoire de succès, en dépit de ce qu'on raconte. Nous sommes américanisés, il n'y a aucun doute à ce sujet.

 Question : Pensez-vous qu'il y a assez de matière pour ne faire classe, imaginer un cours où il n'y ait que des chansons, et que cela soit cohérent ?

 G. Coulonges : Pour certaines périodes, oui. D'ailleurs, il y a un ouvrage magistral, L'Histoire de France par les chansons, de France Vernillat et Pierre Barbier, qui doit faire neuf volumes, où il y a tout un tas de chansons toutes liées à l'Histoire. J'ai fredonné des chansons à des gosses, et ça les amuse, ça marche : ça marque mieux leur esprit qu'un cours qui est toujours un peu fas­tidieux, dans certaines circonstances, quand il dure une heure, deux heures. Oui, je pense que ça aiderait, cemmme « Le Sire de Fisch Ton Kan», quand Napoléon III a tout perdu, et attention : ça a été un très très gros succès, c'était connu de tout le monde. Il y a des chansons de Béranger, qui ont été des très très gros succès. Et je crois qu'on peut intéresser beaucoup un jeune esprit – et même : pas qu'un jeune. Par exemple, dans ma jeunesse, on chantait encore une chanson de Béranger, « Le roi d'Yvetot » : « Il était un roi d'Yvetot / peu connu dans l'Histoire / se couchant tard se levant tôt / dormant fort bien sans gloire / et couronné par Jeanneton d'un simple bonnet de coton ». Il dormait bien, il n'a pas conquis les États, il fut un voisin commode, il prit le plaisir pour code, etc. Si on l'entend aujourd'hui, c'est une chanson charmante, mais si on pense qu'elle a été chantée sous Napoléon et qu'elle a fait un très gros succès, on voit que Béranger chante exactement le contraire de ce qu'était un Napoléen, et tous ses sujets étaient heureux. C'est une chan­son engagée, quoi, et je pense que ce n'est pas méchant, mais qu'avec ça, on peut intéresser les gens.


Question : Quelles périodes de l'Histoire sont privilégiées de ce point de vue ?

 G. Coulonges : Je pense que les Français ont toujours chanté, mais plus ça s'approche de nous et plus on concerve de traces des chansons. Alors il est très difficile de se prononcer. On a quelques traces, mais depuis qu'on a le disque, les gens conserveront ; dans deux cents ans, ce sera moins difficile de savoir ce qu'on chantait. Depuis que les procédés d'imprimerie ont été ap­pliqués à la chanson, il est évident qu'on a conservé pas mal de choses. Il est évident aussi, mais ça, on en a moins conservé, qu'autrefois, il y avait beaucoup de familles où on avait un « chansonnier », c'est à dire un cahier, où le père, la mère, écrivaient les chansons qui leur plaisaient. Ce que est assez formidable, c'est que quand on parle du « Sire de Fisch Ton Kan » ou du « Chant des ouvriers », ça a été des succès nationaux, et il n'y avait ni radio ni disques ni rien. Les chansons napoléonniennnes aussi. Celles qui étaient pour et celles qui étaient contre : les soldats, entre eux, dans leurs campagnes, ils chantaient ; et après, quand ils revenaient au village, ils étaient des postes de radio, si vous vou­lez. Ils propageaient la chanson.


Question : A côté des chansonniers qui écrivent pendant les événements,  il y a ceux qui écrivent après : comme vous pour "la commune", et qui retrouvent une veine de cette chanson... on ne dit pas engagée parce que vous refuseriez le terme, mais disons de la chanson... je ne sais pas comment dire...

G. Coulonges : Je ne sais pas... On a dit que je faisais des chansons engagées ; bon, ça doit être vrai, d'ailleurs, MAIS je ne ressens pas du tout les choses comme cela. Par exemple, prenons le cas de « Potemkine » : quand j'ai écrit ça, je ne me suis pas dit « Ah! je vais faire une chanson qui va entraîner à la Révolution! » et quand on m'a accusé de l'avoir fait, j'ai été sidéré. Ça ne s'est pas passé du tout comme ça. Ce film, Le cuirassé Potemkine, je ne l'avais jamais vu, et un jour il est passé à la télévision. Ça faisait dix fois que je voulais aller voir ce film, et chaque fois j'avais un contretemps ; je menais une vie assez active à ce moment-là, et bon, un jour, il est passé à la télévision. Je me suis dit « cette fois, i1 n'y a rien à faire, je reste et je le vois ». Pendant les cinq premières minutes, j'ai dit : « mince, ça va être un vieux film, ça va faire ringardos, ça va pas m'accrocher ». Et puis au bout de dix minutes, j'étais pris, et j'ai trouvé que ce film était un chef-d'oeuvre. Pendant trois jours, j'ai vécu sous cette impression formidable, et j'ai pensé à ça pendant trois jours, mais sans penser à rien d'autre. Et le troisième soir, je suis rentré chez moi, et j'ai fait le texte de « Potemkine » en deux ou trois heures, et après, on n'a jamais changé un mot. Pour moi, ça a été l'impression reçue par ce film, c'est comme ça que j'ai opéré. Quand j'ai écrit La Commune en chantant, je ne pensais pas écrire une chanson! Ce n'est que six mois après qu'un jour m'est venue cette chanson que j'ai donnée aussi à Ferrat. Et la preuve que c'est parce que j'étais encore sous le coup de mon livre, c'est qu'en fait, ce n'est pas une chanson sur la Commune : c'est une chanson sur les chansonniers de la Commune, et notamment Pottier et Clément. Moi, j'obéis à des impressions, à quelque chose qui me frappe. Mon dernier livre, que je viens de finir, s'appelle La terre et le moulin, c'est parce que j'ai vu vivre les paysans devant chez moi, et j'ai voulu faire un livre de la campagne d'aujourd'hui.


La Commune (1971)
Georges Coulonges - Jean Ferrat

Question : Admettons que vous ne soyez pas « engagé », mais il y a tout de même une systématique dans vos écrits : lorsque vous écrivez Anthelme Collet, « Potemkine », « La Commune », « Paris Populi » pour Francis Lemarque, c'est bien tou­jours la même direction. Vous n'êtes peut-être pas engagé, mais vos oeuvres, elles, se trouvent l'être...

 G. Coulonges : Oui... , non... , je ne renie rien non plus! mais simplement... je crois que « Potemkine » donne la clé. Je ne sais pas si vous l'avez en mémoi­re, mais elle se termine par : « M'en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde / Où l'on n'est pas toujours du côté du plus fort ». En fait, je crois que c'est ça, men tempérament. Puisqu'il y a des opprimés, je SUIS avec eux. Mais si je m'aperçois que ceux qui disent vouloir les défendre sont prêts aussi à les réprimer, je suis à nouveau contre cela. Je suis un homme libre, et je ne suis attaché ni à un homme, ni à un parti, à rien, à aucun organisme, ni à une reli­gion, etc. Je veux rester libre, et je crois d'ailleurs que quand on écrit, il faut être libre. Bien sûr, il y a des grands exemples. Je sais bien qu'Ara­gon est un exemple extraordinaire, et qu'il était engagé. Mais il a écrit quel­ques lignes, dans le dernier numéro des Lettres Françaises, que je n'aurais pas voulu avoir à écrire. Je ne me compare pas du tout du tout à Aragon, mais... je crois qu'il faut être libre, et pour conserver son jugement, il ne faut pas à l’avance être attaché à quelqu'un, ou à quelque chose. Voilà ; c'est tout ce que je veux dire. Mais bien sûr, que je suis toujours avec les petits. Je ne vois pas comment... Moi, à vingt et un ans, je marquais les arbres dans la forêt girondine, mon premier emploi artistique, je mets « artistique » entre guillemets, je l'ai eu quand je suis entré comme bruiteur à la radio de Bordeaux, j'avais vingt-six ou vingt-sept ans, et après j'ai écrit des sketches timidement, etc. et ma première rencontre avec quelque chose d'important, ça a été à trente-cinq ans quand je me suis mis à lire et que j'ai découvert le T. N. P. de Vilar etc. et donc je sais très bien par où je suis passé, et je ne vois pas comment, tout à coup, je me retrouverais de l'autre côté. Mais, je l'ai dit au début, j'ai une certaine réticence vis à vis, d'une manière générale, de l'homme de pou­voir. Je me méfie de l'homme de pouvoir, qui a en général... il est au pouvoir parce qu'il a voulu être au pouvoir, et il veut avant tout exercer le pouvoir.

Potemkine (1965)
Georhes Coulonges - Jean ferrat

Question : Revenons à la chanson. Vous écrivez que « La Marseillaise » est née avec la Révolution, « L'Internationale » avec la Commune, « Le chant des par­tisans » avec la Résistance. L'oppression engendre des chansons...

 G. Coulonges : Ah mais ça, par exemple, j'en suis persuadé! La chanson, si j'ose dire (rire), est un peu comme moi! Je crois qu'elle se trouve toujours du côté de l'opprimé. D'ailleurs, dans La chanson en son temps, je citais un exem­ple, et je pourrais en citer beaucoup, où on trouve des chansons anti-Louis XVI pendant qu'il est le roi, et à partir du moment où il a été exécuté (et là je ne prends pas position ; je ne dis pas : « c'est bien », « c'est mal », etc. ), je crois que les chansonniers royalistes ont trouvé leur meilleure inspiration. Parce que (je ne dis pas qu'il l’avait mérité, pas mérité, le problème n'est pas là, et puis chacun peut avoir son sentiment) à partir du moment où il a été exécuté, il est devenu victime. Je crois que la chanson — et c'est sa grandeur — est TOU­JOURS du côté de l'opprimé. Alors ça, j'en suis persuadé. Je pense que s'il y a eu de si bons chansonniers populaires sous Napoléon III, c'est parce que la Ré­publique allait venir, que le peuple avait l'espoir — même s'il s'est trompé ; on peut dire tout ce qu'on veut là-dessus — et c'est ça ce que les gens... et puis il y avait la misère ; ça, c'est quelque chose qui inspire vraiment les gens, et dans leurs écrits, et dans leurs actes. C'est malheureux à dire, mais je pense que la chanson vraiment engagée aujourd'hui, il faut la chercher dans des pays plus pauvres que la France. Ou alors, peut-être qu'elle s'y chante par des personnes qui n'ont pas les moyens, auxquelles la radio n'est pas ouverte.

Question : « Ce ne sont pas l'État et sa censure qui ont vaincu la chanson d'inspiration sociale, c'est le commerce ». Ce sont des choses qui arrivent dès la troisième République...

 G. Coulonges : Oui, bien sûr. Je pense que c'est le commerce, et c'était le but de mon livre. Je classe ça en trois époques : l'époque où la chanson est pure : on n'écrit que pour dire ce qu'on pense, ce qu'on ressent (bien sûr, on peut me dire que le troubadour qui faisait une chanson parce que le seigneur avait eu un fils espérait bien avoir une bourse, mais c'était toujours, si j'ose dire, du producteur au consommateur; il n'y avait personne pour gagner de l'argent sur le dos de quelqu'un). Après, est arrivé le commerce, avec les éditeurs de musique etc. Et ça a eu une influence sur la chanson : on a voulu « vendre du papier ». I1 n'y avait pas de disques, il y avait des « petits formats », et un jour un éditeur a eu l'idée géniale d'envoyer des chanteurs de rue au coin des rues, avec des « petits formats », et on faisait chanter les gens tous en choeur, et on leur vendait le « petit format ». I1 est bien évident que ça a eu une in­fluence sur la chanson elle-même, parce que comme il s'agissait d'apprendre la chanson le plus rapidement possible, on a fait beaucoup beaucoup de valses. Avec son « Pam pam poum, pam pam poum, pam pam poum », c'est à la portée de toutes les sensibilités musicales. Ca s'apprenait très très vite, donc ça a influencé la chanson, et c'est pour ça que jusqu'à la guerre de 40, 1e nombre de valses, ce qu'on appelait « la valse populaire », c'est incroyable!

La jeunesse (1964)
Georges Coulonges _ Jean Ferrat


Question : Il y a le caf' conç', aussi, dont nous parlions tout à l'heure...

 G. Coulonges : Oui, là aussi, c'était le commerce, c'était des gens qui vou­laient vendre leur limonade, si j'ose dire, avec comme attraction, les chanteurs. Il se passait au caf' conç' ce qui se passe un peu maintenant à la télévision. Les ouvriers, quand ils chantaient, autrefois, chantaient leurs chansons révolutionnaires. Ils chantaient entre eux, dans les goguettes, et ils avaient affai­re à un public qui pensait à peu près la même chose qu'eux. Donc, ils faisaient des chansons révolutionnaires, ou syndicalistes, etc. Mais à partir du moment où on ouvre les portes à une clientèle plus large, on ne peut pas faire que des chansons révolutionnaires, il faut faire autre chose. Et comme il y a pas mal de bourgeois qui viennent au caf' conç', ils ne supporteraient pas la chanson révolutionnaire. Mais ça, c'est exactement ce qui se passe aujourd'hui à la té­lévision, et surtout quand c'est une télévision d'État : moi, j'ai écrit Pause ­Café. Pour moi, c'était quelque chose qui ne devait soulever aucune espèce de polémique. Or, il y a des proviseurs qui ont écrit! Non seulement ils ont écrit, mais ils ont voulu faire interdire ce feuilleton! Je trouve qu'ils se sont couverts de ridicule, et qu'en plus ils avaient tort, ils avaient très mal compris l'affaire. Je crois que je montrais bien le proviseur, au contraire, obligé d'être dans cette position-là. Bon, enfin, ça ne fait rien ; mais tout de suite, vous avez des gens qui écrivent! On dit que le Français aime bien la Liberté ; oui, il aime la chanter ; mais il aime SA liberté. Vous allez faire un feuilleton à tendance catholique, tous les catholiques vont applaudir ; ils vont dire « la télévision est formidable ! » et puis si demain il y a quelque chose anti-catholique, vous allez avoir des lettres de protestation de toutes les ligues, etc. Je dis ça pour les catholiques, mais c'est vrai pour les autres ! Plus on élargit le public, plus il est évident que si les directions, aujour­d'hui de chaînes et hier de caf' conç' veulent tenir compte de l'avis de la clientèle, plus on châtre la chanson ; c'est obligatoire. Il n'y a plus guère que la chanson d'amour qui ne dérange personne. Et encore ! à condition de ne pas aller trop loin dans la sexualité, parce que sinon... Maintenant, ils com­mencent à être débordés, mais je me rappelle l'époque – il n'y a pas si long­temps –, je ne sais pas, vous étiez enfant, où René-Louis Lafforgue chantait une chanson qui s'appelait « Julie la Rousse » et elle avait été interdite sur RTF! parce qu'on trouvait ça trop léger! Depuis, avec Gainsbourg, on a quand même en­tendu autre chose! (sourire)

La fête aux copains
(Georges Coulonges _ Jean Ferrat)

Question : Vous avez récemment écrit « Maréchal, nous revoilà », pour Juliet­te Gréco, mise en musique par Jean Ferrat en reprenant la musique du vrai, du premier « Maréchal" », ou en tout cas en l'adaptant. C'est une tradition de la chanson populaire de reprendre des musiques antérieures...

 G. Coulonges : Oui... Je ne pense pas, ce que vous dites là est un peu embêtant, que ce soit les mêmes notes. Il a essayé, effectivement, d'avoir un départ qui rappelle, mais si c'était les mêmes notes, ce serait un peu embêtant... Mais enfin, bon. Mais là, vous posez une bonne question, parce qu'en fait, quand on parle de chansons nouvelles, autrefois, c'était bien souvent des paroles nouvelles, mais quand on vendait les chanson, il y avait tou­jours en haut : « air de ceci », « air de cela », « air de Fanchon », etc. c'est à dire que les gens connaissaient des musiques, mais ils pouvaient entendre trente fois la même musique avec des paroles différentes! Sur « La Marseillaise », il y a eu deux ou trois cents fois des paroles nouvelles : « La Marseillaise de la Commune », « La Marseillaise de l'armée », « La Marseillaise de la République » ; on pourrait en citer je ne sais pas combien!

 Question : « L'Internationale »

 G. Coulonges : (rire)... oui, même «l'internationale », puisque – vous le savez – quand Pottier l'a écrite, il se chantait « La Marseillaise »... Là je vous fais un « scoop » ! (Il chante « L'Internationale » sur l'air de « La Marseil­laise »). Je crois que c'est Maurice Thorès qui avait dit avant la guerre qu'il voulait réunir « L'Internationale » et « La Marseillaise », mais il n'y en avait pas besoin, parce que quand il l'a faite, Pottier l'a faite sur la musique de « La Marseillaise ». Mais pour en revenir à « Maréchal », en fait, vous dites que je viens de l'écrire, mais ce n'est pas tout à fait vrai... J'avais entendu Isorni dire — vous savez qu'Isorni a défendu Pétain et Brasiliach ; et un jour, il y a bien sept ou huit ans, il est passé à la télévision, et il disait que Pétain était le premier résis­tant de France. Quand même, comme j'ai des souvenirs de cette époque, j'avais trouvé que c'était lancer un peu loin le bouchon, et tout de suite j'avais fait ces couplets. Et puis je les avais donnés à Ferrat, qui n'avait pas fait la musique tout de suite, après, Ferrat, vous savez, il vit dans son Ardèche, enfin un jour il a fait la musique mais à ce moment-là il ne faisait pas de disque, et cette chanson est restée dans un tiroir. Ça fait bien huit ans que j'avais fait ça. Et puis Gréco l'a trouvée il y a six mois, elle faisait une séance d'enre­gistrement, alors elle a ri, beaucoup, et elle a enregistré cette chanson-là. Mais j'ai l'impression que les radios ne sont pas très pressées de la passer (rire.) Je trouvais que c'était tellement exagéré, le propos d'Isorni rque j'ai dit : « pourquoi on n'en rirait pas? » J'ai quand même des sou­venirs de l'Occupation, je suis bien content d'avoir écrit ça, mais j'ai l'im­pression qu'il faudrait presque que je présente des excuses... Jusqu'à preuve du contraire, le Maréchal Pétain a dit qu'il fallait collaborer ; il a été con­damné à mort par son pays, alors peut-être à tort, je veux bien le croire. Mais enfin... et je ne nie pas pour autant, je ne suis pas de ceux qui disent qu'il a été salaud toute sa vie! I1 a été le héros de Verdun, mais dans la vie d'un homme, il y a des hauts et des bas. Et même, vous voyez, je vais vous dire fran­chement mon sentiment sur Pétain : franchement, je m'en fous. Ce n'est pas lui que je vise dans cette chanson. D'abord parce que c'était en réponse à Isorni ; puisqu'Isorni avait les moyens de dire ça à la télévision, pourquoi n'aurais-je pas eu le droit de dire ça dans une chanson ? C'était quand même un peu gros, ce qu'il disait. Ce qui m'intéresse, ça rejoint ce que nous disions au départ, c'est plutôt le peuple, et je lui dis de se méfier des grandes paroles. Parce que Pétain a pris le pouvoir en disant: « Je fais le don de ma personne à la France », et moi j'avais dix-sept ans à ce moment-là, je me rappelle très bien ce que ça voulait dire, ou en tout cas, c'est comme ça que je l'ai reçu. Ca voulait dire : « Je prends la direction du pays, mais s'il se passe quelque chose de trop grave, ou bien je démissionerai, ou bien on me tuera, mais je ne laisserai pas les choses aller trop loin ». Or, i1 a laissé les Allemands envahir la zone libre il y a eu le drame de Toulon, et il n'a jamais rien fait. Ceci étant dit, je suis tout »prêt à lui trouver des circonstances atténuantes, à dire qu'il avait quatre-vingt-quatre ans et qu'on aurait mieux fait de le laisser... mais enfin, dans tous les cas, il y a quand même des gens qui se sont fait tuer, des jeunes qui se sont engagés dans la Milice, qui ont payé ça toute leur vie parce qu'il était là ; c'est quand même très grave quand on est à la tête d'un pays de tromper les gens. Moi mon but, là dedans, ce n'est pas de descendre le Maréchal Pétain, auquel je ne pense pas tous les matins, je vous prie de le croire (rire).

 

Maréchal nous revoilà (1982)
Georges Coulonges - Jean Ferrat

Question : Certaines de vos chansons de ce type qu'il ne faut pas appeler « engagé » ont eu beaucoup de succès : « Potemkine » ; « La guitare espagnole » pour René—Louis Lafforgue a aussi été un « tube ». A quoi rattachez-vous ce succès ?

 G. Coulonges : Je ne sais pas trop à quoi ça tient. Je crois qu'en fait, je parle sincèrement aux gens, et je pense qu'il n'y a que les chansons sincères qui marchent. C'est une chose dont j'ai à peu près la conviction. Bien sûr qu'il y a les matracages, hein. Mais un matracage sur une chanson qui n'est pas sincère, je ne sais pas si ça réussit. Il y a des matracages, et puis au contraires des chansons qui sont écartées, mais quelqu'un qui écrit par exemple, mettons... je dis n'importe quoi, je n'ai rien contre cette chanson, mais quelqu'un écrit : « Toi ma Maman, la plus belle des Mamans », je crois qu'il est sincère quand il écrit ça, même si on peut trouver la chanson faible, etc. je crois que c'est sa forme de sincérité. Moi, quand j'ai écrit « Potemkine », j'étais donc sous le coup de l'inspiration du film, j'étais dans une absolue sincérité. On peut me dire ce qu'on veut, je SUIS avec ces marins qui ont eu le courage de tourner leurs fu­sils contre les officiers. Et je ne suis pas pour qu'on tue les officiers (ri­re) ! Ce n'est pas ça, je ne suis pas un sanguinaire, loin de là ; je n'ai jamais tué personne dans ma vie ! Mais qu'un officier puisse dire à des soldats de tirer sur d'autres soldats parce qu'ils se plaignent alors qu'il y a des asti­cots dans la viande, je trouve ça scandaleux ! Il y a un moment où il faut avoir le courage de répondre, et c'est ça, que je dis ; parce que je suis d'une absolue sincérité, je crois que la chanson passe. Pour « la Commune » aussi. Pour « La guitare espagnole », c'est parce que je suis Bordelais ; quand je suis arrivé à Paris, je suis venu en train et on descend à la gare d'Austerlitz, et qu'à cette gare d'Austerlitz on voyait arriver des Espagnols. Je réagis par impressions.

 

La guitare espagnole (1964)

Georges Coulonges - René-Luis Lafforgue

Question : dans « Paris populi », vous avez écrit une chanson dédiée à Hugo. Aragon disait qu'il y avait plusieurs manières de prendre Hugo, et que l'une d'elles était de le prendre par la barbe! Pour beaucoup, Hugo est le poète gran diloquant avec sa choucroute autour du cou, et pour vous ?

 G. Coulonges : Je pense, d'abord, que c'est un témoin de son temps extraor­dinaire. Premièrement ; ça c'est sûr. Deuxièmement — il y a des gens qui pensent le contraire — mais je pense que c'était un grand honnête homme. Pour moi, il est admirable en ce sens qu'il y a le coup d'état du deux décembre, et le trois décembre il s'en va. Et il vit dans son île pendant dix-huit ou dix-neuf ans, mais pas pour vivre dans son île! Il continue à attaquer Napoléon III à cause de ce coup de force. Et Napoléon III lui a assez fait dire qu'il pouvait rentrer en France! Il ne l'a ja-mais fait. Vivre dix-huit ans sur une ile, c'est quand même quelque chose! Bon, je sais bien qu'il se complaisait dans son rôle de héros, etc. mais enfin, il l'a fait, et à un age... – il avait cinquante ans –, il avait tous les honneurs ; il n'était pas du tout obligé de le faire. La Républi­que est proclamée le quatre septembre ; le cinq septembre 70, i1 est à la gare du Nord, il revient et il se bat. Alors certains ont pu lui reprocher d'avoir ren­voyé les Communards et les Versaillais dos à dos, pendant quelque temps. Mais c'est vrai aussi qu'il y a eu des crimes de la Commune... La Commune, c'est l'époque sur laquelle les livres scolaires mentent le plus, parce que tout de même, les trente mille fusillés de Monsieur Thiers, c'est une réalité que per­sonne ne nie plus aujourd'hui : le plus modeste, c'est Monsieur Chastenet de l'Académie Française, qui dit « vingt mille », mais même vingt mille fusillés, ça fait beaucoup! Là, Thiers a assassiné les gens, c'est certain. Et dès que Victor Hugo s'aperçoit qu'il y a eu ces crimes des Versaillais, il reprend ses positions. Oui, i1 a changé de positions dans sa vie : il avait été élevé par un père qui était général de Napoléon, etc. en gros, on dirait aujourd'hui qu'il était de droite, et puis il est passé à gauche, enfin, républicain. Mais ce que j'aime le plus en lui, c'est son courage : vous savez qu'écrire Les misérables au mo­ment où il l'a écrit, c'était quand même quelque chose de formidable! Il était anti-catholique, mais en fait, je pense que c'était un chrétien. Un chrétien sans église, mais c'était un chrétien. Et moi je pense que si on me demandait ce que je suis, je ne sais pas, je pourrais vous dire que je suis un chrétien sans Dieu, un anarchiste sans bombe, enfin il me manque toujours quelque chose. Je n'en parle jamais, mais j'ai eu la chance d'être résistant, mais ce n'est pas ma forme de combat. Là, à ce moment-là, il le fallait, mais... Je trouve aujourd'hui que cette multiplication de la violence est quelque chose d'assez effroyable. Je préfère les arguments. Et Dieu, c'est vrai que j'ai été élevé très chrétien­nement. On m'a fait observer que tout en étant sans Dieu, je parlais souvent de l'église, notamment dans mon prochain livre, La terre et le moulin, comme ça se passe à la campagne, l'église est encore assez présente. Anthelme Collet repré­sente assez bien ce que je pense de ce point de vue-là, surtout dans le chapi­tre de la montagne. Et je mets un jeune prêtre, dans La terre et le moulin, où il dit que le seul péché, c'est le péché contre l'amour. Si je voulais situer ma pensée dans ce domaine-là, ce serait ça : le péché contre l'amour, les gens qui veulent empêcher les autres de s'aimer, donc l'Église. C'est elle qui est cou­pable, parce que s'il y a quelqu'un qui a voulu empêcher les gens de s'aimer. c'est elle, et je crois qu'elle va le payer cher. Parce que les jeunes se sont beaucoup détachés d'elle à partir du moment où ils ont dit « bê nous on s'aime »

 

Hugo de Paris
Georges Coulonges _ Francis Lemarque

Question : Y a-t-il un avenir de cette chanson telle que vous et quelques uns l'avez écrite ?

G. Coulonges : Personnellemnnt, je dois dire que si mes chansons « engagées » comme vous dites, ont été connues, c'est parce que je travaillais avec Ferrat, et que Ferrat faisait lui-même, et magnifiquement, ses chansons d'amour. Ou il chan­tait des poèmes d'Aragon, etc. Mais je pense que si j'avais chanté moi-même, il y aurait eu une plus grande proportion d'autres chansons, peut-être. Il y a un chansonnier, entre les deux guerres, qui disait qu'il était un « chansonnier aphone », et d'ailleurs, si j'ai quitté la chanson, c'est un peu à cause de cela. Parce que je ne pouvais chanter que les chansons qui correspondaient à la per­sonnalité de quelqu'un d'autre. Alors il s'est trouvé qu'avec Ferrat, sur ce point, on se rencontrait. Mais par exemple, moi je fais beaucoup dans le domaine de l'humour ; avec Ferrat on ne se rencontrait pas, parce que Ferrat fait peu de chansons d'humour, et même s'il en a un, ce n'est pas le mien. Ca éliminait beaucoup de chansons. Comme je ne chantais pas, j'étais obligé d’habiller les gens. On parle toujours de mes chansons avec Ferrat, mais j'ai habillé des gens très différents : j'ai fait des chansons (rire) pour Annie Cordy, pour les Frè­res Jacques, pour Marcel Amont, etc. Mais de toute façon, même quand j'en faisais, la chanson n'a jamais été pour moi l'objectif. En fait, je peux vous dire la vérité : j'ai fait de la chanson parce que j'ai commencé à écrire à trente-cinq ou trente-six ans et que je n'avais eu aucune espèce de culture, et je me suis dit que la chanson, ça, je peux y arriver. Mais si j'avais été d'une autre condi­tion sociale, je n'aurais pas écrit de chansons, et même, je n'aurais pas écrit de pièces de théâtre. J'aurais commencé directement par le roman.


Question : littérairement parlant, le roman est votre seul but...

 G. Coulonges : Non, ce n'est pas le seul, parce que j'ai écrit quatre ou cinq pièces pour le théâtre, dont Zadig et Les Strauss ont été les plus impor­tantes, et puis j'ai eu deux pièces jouées sur France-Culture par la Comédie Française, mais j'aime beaucoup le théâtre aussi. Beaucoup plus que n'importe quoi. C'est le livre et le théâtre qui me plaisent le plus. C'est très diffici­le (mais ça, il faudrait une émission entière pour en parler) ; je crois que l'État, partout où il est – ce que je vais dire est très grave a tendance à tuer la création contemporaine. Que ce soit à la télévision, avec des subven­tions, on est obligé de constater que depuis vingt ans que l'État qu'il soit de droite ou de gauche – donne des subventions, on n'a jamais tant joué Moliè­re, Shakespeare, tous les Joyce, Brecht, etc. Je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire, mais les auteurs contemporains ont complètement disparu. C'est faux de le faire, mais tant pis : si on divise le théâtre en deux, il y a le boulevard, qui sait se trouver (c'est Françoise Dorin, Poiret, etc. ), tandis que depuis que la subvention existe, il n'y a pas un auteur contemporain, en France, qui ait levé le nez. Il a toujours été éliminé, parce que j'habite à côté du T. E. P., et quand j'arrive ici que la saison sera faite d'un Claudel, d'un Shakespeare, etc. Les morts les intéressent beaucoup ; les vivants pas du tout. A la télévision, vous pouvez remarquer que les plus gros succès se sont abrités – et encore une fois, je ne dis pas qu'il ne faut pas le fairederrière Zola, derrière Maupassant, etc. mais vous ne me citerez pas d'auteurs contemporains. Les gros succès, Rocambole, Jacquou le croquant, ça a toujours été d'après des oeuvres anciennes, d'après des oeuvres du XIXe siècle etc. Donc chaque fois qu'il y a État, il y a tendance à avoir cela, pour une raison bien simple : c'est que si vous dites à un fonctionnaire : « Je monte un Shakespeare », il dira : « Ah, bravo! très bien! ». Il est à l'abri. Si vous lui dites : « Je monte un Coulonges », il dira : « Quoi? Qui? Que? On va prendre des risques! Oh la la, si ça ne marche pas » etc. et voilà. Et d'autre part, le metteur en scène, ça le flatte de monter Shakespeare, et ça le flatte de monter Molière. Comme ces gens-là sont des subventionnés, qu'ils ne sont peut-être pas très sûrs d'eux, eh bien... Chaque fois que l'État est dans le coup, la création contemporaine dispa­raît. Il faudrait aider les gens qui créent, et non pas donner à l’avance de l'argent, et beaucoup d'argent, à des metteurs en scène. Ce n'est pas la majori­té, mais vous savez qu'il y a certains théâtres qui touchent un milliard et demi de centimes par an ; et bien moi je le donnerais au contraire à celui qui révè­lerait un auteur.

La chanson des pipeaux - 1965
Georges Coulonges- - Jean Ferrat


Question : Les progrès qu'a connus l'industrie du disque permet maintenant de mettre dans le commerce un disque qui a été enregistré la veille ou l'avant-veille. Est-ce que cela pourrait favoriser davantage une chanson spontanée, liée à l'actualité ?

 G. Coulonges : Oui, certainement, mais ce qui fait que la liberté n'est pas totale, c'est qu'un disque revient quand même très cher. Un téléfilm, ou des cho­ses comme ça, ça revient extrèmement cher. Alors bien sûr, ce que vous dites peut aider, mais il faut des moyens très au-dessus de ce dont peut disposer un chan­teur qui débute. Mais depuis dix ou douze ans que j'ai arrêté la chanson, je ne suis pas très au courant...

 Question : Est-ce qu'une chanson consacrée à un thème d'actualité peut encore marcher ? Je pense à Jean Ferrat, qui parle dans une de ces chansons de Jeun d'Ormesson, dont personne ne connaîtra plus le nom dans vingt ans. Ces chansons, comme il y en avait beaucoup à l'époque de la Commune, peuvent-elles encore avoir du succès ?

 G. Coulonges : Mais vous avez l'air de dire que les Académiciens ne sont pas immortels (rires).. , je vous laisse la responsabilité de vos propos! En fait, je ne suis pas de ceux qui disent : « Ah, la chanson engagée peut faire ce­ci », « Ah, la chanson sentimentale peut faire cela », « Ah la chanson commerciale etc. « . En fait, il n'y a pas de règles, parce qu'il faut qu'il y ait une personnalité, une rencontre, et même des rencontres. Si « Potemkine » a eu du succès, c'est parce qu'il y a eu la rencontre de mon texte avec la musique formidable de Ferrat, avec la voix de Ferrat, avec le fait qu'il était à ce moment-là en pleine ascension, qu'on nous a interdits. Comme il était en pleine ascension, ça a soulevé des mouvements de protestation, etc. A cette époque-là, quand on interdisait des chansons, la plupart du temps, ça ne se savait pas, donc elle disparaissait sans qu'il y ait de mouvement ; et puis après, il y a la rencon­tre du public. Pour « Potemkine », il y a un petit mystère, quand même. J'ai lu que c'était la seule chanson engagée qui ait fait un succès populaire. Je ne sais pas si c'est la seule, mais je vais vous raconter une petite andecdote : quand j'ai acheté une maison, dans le Lot, j'ai trouvé une jeune personne, de vingt-cinq ans, qui était fille de paysans, et qui s'intéressait beaucoup à tout ça, qui écoutait beaucoup la radio, qui regardait la télé, etc. et elle m'a dit : « ah! c'est vous qui avez fait Potemkine! quelle chanson formidable! c'est vraiment extraordinaire! » ; enfin, elle était vraiment emballée, très dytirambique, et je lui ai dit : « Oui, c'est d'autant plus bizare que je ne pen­sais jamais que ça ferait un succès, ne serait-ce que parce que les gens ne savent pas ce qu'est Potemkine ». Et cette fille, qui s'était lancée, comme ça, me dit : « Oui, au fait : qu'est-ce que c'est, Potemkine? » (rire). Donc, il y a quand même un petit mystère, et c'est vrai que ce sont des mots, qui chatouillent les gens... Je le répète, je crois que c'est la sincérité qui parle. Moi, par exemple.. Vous ne vous rappelez pas Joël Holmès... il chantait « On m'appelle Martin, Jean-Marie de Pantin, et je t'aime ». Bon, et bien cette phrase-là, je peux dire que je l'ai fredonnée cinq mille fois dans ma vie! et je ne me rappelle pas du tout ce qu'était la chan­son, je ne me rappelle que ça. Et je crois que c'est ça, une chanson : un départ, quelques phrases... « Jamais je n'atteindrai Grenade bien que j'en sache le che­min » chante Ferrat dans une de ses chansons : c'est peut-être la phrase la plus frappante, que tout le monde connaît...

Question : Elle n'est pas de lui, elle est de Lorca!

 G. Coulonges : Mais je sais bien! mais c'est une habileté formidable de la mettre là. Justement, elle se remarque. Mais il y a aussi « Je n'ai pas la vertu des femmes de marin », dans une chanson de Barbara. Et on se rappelle cette phrase-là. Elle n'est pas d'elle non plus... et tout à coup, cette phrase-là vous frappe, même quand ce n'est pas le départ de la chanson. C'est un peu, au cinéma, le coup d'Atmos­phère, avec Arletty. I1 y a quelque chose qui frappe. On retient UNE petite par­tie de la chanson.

 Question : Nous avons beaucoup parlé... Il y a autre chose ?

 G. Coulonges: Oui: la chanson témoigne,même quand on ne le croit pas, quand on ne le sait pas.I1 n'y a pas que la chanson dite "engagée" — et encore une fois,engagée à quoi ? parce que les hommes, même quand ils sont unis souvent sont unis sur des malentendus.Donc je crois que la chanson les réunit un instant, mais si demain, on allait au fond de leurs convictions, elles ne sont pas les mêmes, même pour ceux qui se croient très ensemble. Je pense qu'il n'y a qu'à inviter un soir des gens d'opinions voisines pour arriver à avoir un pugilat si on est un peu habile! Mais je pense que la chanson témoigne, même quand elle n'est pas directement liée aux événements. Par exemple, je crois que dans la période qu'on a vécue il y a une dizaine d'années, c'est par son peu d'engagement qu'on verra que les gens voulaient avant tout plaire à la radio, à la télévision, et qui savaient que s'ils parlaient d'événements politiques, ils ne passeraient jamais. Elle témoigne a contrario, donc.Mais elle témoigne aussi d'une autre façon.Je vais vous citer une chanson très anodine,qui a été le gros succès des années 1890/1900,qui s'appelle « Viens Poupoule »,et qui dit: « Le sam'di soir après l' turbin l'ouvrier parisien dit à sa femme: comme dessert j'te paye l' café-concert, » Bon? C'est anodin. Eh bien ce n'est pas tout à fait anodin, parce que lorsque la chanson a commencé, rue Montorgueil, où on se réunissait, en 1810/1812, une fois par mois, c'est là que la première fois quelqu'un (le propriétaire) a eu l'idée de louer ses cabinets pour faire entendre ces chansonniers amateurs.



Propos recueillis par Thierry Davo. Début années 80.

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